Commission de Protection des Eaux, du Patrimoine, de l'Environnement, du Sous-sol et des Chiroptères de Franche Comté

Mortalité des poissons de la Loue et du Doubs en 2010 et 2011 : résultats et recommandations des 11 experts

publié le12 avril 2012

Rapport d’expertise sur les mortalités de poissons et les efflorescences de cyanobactéries de la Loue

Un groupe d’experts composé de onze membres (*) a été créé à la demande du Préfet du Doubs et placé sous la responsabilité de l’Onema. Ce groupe de travail avait pour objectif d’expliquer les mortalités de poissons observées sur la Loue et le Doubs en 2010 et 2011, et leurs liens éventuels avec le développement simultané de cyanobactéries toxiques au fond de la rivière.

Résumé du Rapport d’expertise sur les mortalités de poissons et les efflorescences de cyanobactéries de la Loue

En 2010, ces mortalités ont eu lieu entre Lods et Quingey, de janvier à mai 2010, avec un pic estimé en avril. Elles ont concerné principalement la truite et l’ombre, et dans une moindre mesure, des espèces benthiques comme le chabot. En 2011 ces mortalités ont eu lieu entre Mouthier-Haute-Pierre et Lombard, de février à avril, puis de novembre à décembre.

Le groupe a travaillé pendant un an sur les données qui lui ont été communiquées par diverses sources (notamment l’Agence de l’Eau Rhône-Méditerranée et Corse). Il a également échangé avec le groupe de travail local ainsi que la Mise élargie Loue et a participé à un séminaire sur le terrain de deux jours, pour rencontrer une partie des acteurs locaux et mieux appréhender la réalité environnementale de la Loue.

De ces travaux, il est tout d’abord ressorti que l’hypothèse initiale de l’existence d’un lien direct entre les mortalités de poissons et la présence de cyanobactéries toxiques, n’était ni supportée par les publications scientifiques consacrées à cette question, ni par les données disponibles. Fort de ce constat, le groupe d’experts a alors considéré que les deux événements (mortalité de poissons et développements massifs des cyanobactéries) n’avait pas de lien direct entre eux mais qu’en revanche, ils traduisaient un mauvais fonctionnement de la Loue. Les experts se sont donc, dans un second temps, attachés à caractériser l’état de la rivière et de son bassin versant et à rechercher les causes de ces dysfonctionnements.

Les principaux résultats sont les suivants :

– Les caractéristiques géologiques du bassin versant de la Loue rendent cette rivière particulièrement vulnérable aux pollutions diverses en raison de la faible épaisseur des sols et de sa nature karstique qui favorisent le transfert rapide des polluants de la surface vers les réseaux d’aquifères puis la rivière.

– La Loue est une rivière qui comporte de très nombreux aménagements (barrages et seuils) dont les impacts peuvent concerner à la fois la qualité physico-chimique (débit, température…) et biologique (continuité écologique) de la rivière. Si ces aménagements ne sont pas récents, leur effet négatif sur le fonctionnement de la rivière a pu s’amplifier dans les dernières décennies, en lien avec les changements globaux (réchauffement climatique), mais aussi avec des changements plus locaux comme l’évolution de l’occupation des sols par exemple.

– Les données disponibles sur la qualité chimique des eaux ne permettent pas de caractériser, de façon satisfaisante, l’état trophique de la rivière et notamment les flux de phosphore et d’azote. Par ailleurs, les données disponibles sur les polluants toxiques susceptibles d’être présents dans l’écosystème sont incomplètes. Notamment, aucune information n’est disponible concernant, par xemple, les herbicides ou les micropolluants résultant des activités de traitement du bois.

– Trois communautés biologiques majeures (algues, macro-invertébrés benthiques et poissons) présentent un état très dégradé qui se caractérise par une faible diversité et/ou par des abondances limitées en regard de ce que ce milieu devrait accueillir. Par ailleurs, la disparition de certaines espèces de macro-invertébrés (des insectes pour la plupart), sensibles et exigeantes en termes de qualité du milieu, et leur remplacement par des espèces plus tolérantes à l’égard des dégradations, constitue également un indicateur fort de perturbation de la rivière. Selon les différents rapports analysés, cette dégradation des communautés biologiques s’est probablement installée au début des années 80. Elle semble traduire à la fois un excès de nutriments dans l’eau (notamment de phosphore), la présence probable de polluants d’origines diverses, et une dégradation de l’habitat de la rivière.

Hypothèse la plus probable expliquant les mortalités de poissons

– Compte tenu des données disponibles, l’hypothèse la plus probable expliquant les mortalités exceptionnelles de poissons observées en 2010 et 2011, est le mauvais état général des populations résultant de la dégradation globale de la qualité de la rivière depuis plusieurs décennies.
Dans un tel contexte, les poissons présenteraient une vulnérabilité exacerbée, les rendant plus sensibles aux changements de certains paramètres de leur environnement. Ce phénomène serait également amplifié à l’époque du frai, période critique pour des espèces telles que les truites et les ombres.

Les paramètres incriminés n’ont pu être identifiés avec certitude, en raison de la finesse et de la dynamique des processus en jeu et des probables synergies s’exprimant entre eux. Cependant, parmi les paramètres susceptibles d’être directement impliqués, on peut évoquer la température, l’oxygène et les pathologies piscicoles comme les Saprolègnes.

Le constat est identique pour les développements importants de cyanobactérie décrits en 2010. On ne dispose d’aucune donnée quantifiée permettant d’en attester le caractère exceptionnel et donc d’en rechercher les causes bien que les données de la littérature laissent à penser que les nutriments, la température, le débit et l’ensoleillement seraient des facteurs clés de leurs développements.

Quelles ont été les principales évolutions dans la rivière et son bassin

Pour comprendre pourquoi les communautés biologiques de la Loue présentent un état aussi dégradé, le groupe d’experts a recherché quelles ont été les principales évolutions dans la rivière et son bassin versant au cours des dernières décennies. De ces analyses, il ressort que :

– Si des modifications tendancielles significatives des débits ne peuvent être mises en évidence dans la Loue au cours des 30 dernières années, en revanche certains paramètres parmi ceux disponibles, tels que la température de l’air, la conductivité ou encore les concentrations en nitrates montrent des évolutions significatives. Si elles n’expliquent pas directement les mortalités de poissons ou le développement des cyanobactéries, ces évolutions témoignent certainement d’une modification du fonctionnement du bassin versant, en cours depuis plusieurs décennies, sous l’effet de diverses contraintes anthropiques.

– Le bassin versant a subi des évolutions significatives au niveau de son occupation et des activités qu’il supporte, les plus significatives étant (i) l’augmentation de la population humaine avec par exemple, des conséquences en termes de circulation routière et de pollutions associées, ainsi que de rejets d’eaux usées (ii) l’augmentation des quantités de lait produites et les changements dans certaines pratiques agricoles (production de lisier par exemple) qui ont probablement un impact sur les flux de nitrates dans la rivière.

– Par ailleurs, les experts précisent également que l’impact de certaines pratiques de pêche et de gestion piscicole sur l’état sanitaire des peuplements de poissons est encore méconnu. Cela concerne par exemple la pratique du « no kill » qui est probablement stressante pour les poissons ou le repeuplement de la rivière avec des poissons n’ayant fait l’objet d’aucun contrôle sanitaire et/ou génétique. Ces pratiques peuvent dans certaines conditions, fragiliser les populations piscicoles et favoriser le développement et la dispersion de pathogènes.

Considérant l’ensemble de ces observations, le groupe d’experts a proposé trois grands types de recommandations : (i) des recommandations opérationnelles pour tenter de redonner, au plus vite, un meilleur état à la rivière, (ii) des recommandations en terme de suivi pour se donner les moyens d’évaluer l’évolution de l’état de la rivière et ainsi de préciser le diagnostic et (iii) des recommandations en termes d’études et de programmes de recherche pour mieux comprendre le fonctionnement de la rivière et de son bassin versant.

Quatre actions prioritaires proposées

Concernant les recommandations opérationnelles, quatre actions prioritaires ont été proposées.

– La première se rapporte à une meilleure maîtrise des flux de nutriments dans la rivière (et dans son bassin versant), en particulier de phosphore et d’azote, pour limiter la production de biomasse algale et les proliférations de cyanobactéries benthiques. Si l’information et l’éducation sont sans doute importantes, elles ne seront pas suffisantes et c’est pourquoi les experts demande à ce que soient identifiées au plus vite les principales sources de ces deux éléments (P et N) afin de prendre des mesures adaptées pour les maîtriser.

– La seconde action consiste à redonner de la liberté à la rivière, en effaçant certains seuils et barrages, afin d’accélérer son écoulement et ainsi de limiter le nombre de zones à faible débit qui favorisent le réchauffement des eaux et les proliférations d’algues et de cyanobactéries. Cette mesure permettra également d’améliorer la reproduction de certaines espèces comme la truite et l’ombre en augmentant leurs zones de ponte potentielles et en facilitant leur accessibilité.

– La troisième action concerne les pratiques de gestion de la pêche, y compris la politique de repeuplements. Si l’amélioration du fonctionnement de la rivière doit permettre le maintien de la qualité piscicole, sans avoir recours au repeuplement, il est recommandé, si cette pratique doit être maintenue, que soit engagée une réflexion, permettant de minimiser les risques sanitaires et génétiques qu’elle peut entraîner. Cela pourrait se traduire par un encadrement et un contrôle plus efficaces de l’état sanitaire et de la qualité des souches des poissons déversés.

– La dernière action proposée repose sur la vulnérabilité particulière du bassin versant de la Loue (et également d’une grande partie des cours d’eau du Jura), du fait de son caractère karstique et de la faible épaisseur de son sol. Cette vulnérabilité demande, pour garantir un bon fonctionnement des cours d’eau, un degré d’exigence plus élevé concernant les activités humaines polluantes.

Globalement, il s’agit de minimiser le risque environnemental lié à toutes les activités humaines polluantes, qu’elles soient d’ordre agricole, sylvicole, urbaine ou industrielle. Pour chacune des activités à risque, une cartographie des zones du bassin les plus vulnérables devrait être dressée afin de mieux cibler les actions de gestion, à l’image de ce qui est pratiqué par les agriculteurs pour les plans d’épandage. Cette cartographie pourrait être III accompagnée de l’élaboration de guides de bonnes pratiques permettant de minimiser les sources de pollution, notamment sur ces zones vulnérables. Des actions d’information et d’éducation ciblées seraient également indispensables pour informer les professionnels mais également les collectivités et les particuliers, de cette vulnérabilité et des conséquences qu’elle peut avoir pour les rivières.
Enfin, le respect des mesures réglementaires et la mise en oeuvre d’opérations de contrôle orientées sur les pratiques jugées les plus à risque permettraient de finaliser ce travail.

Concernant les recommandations en termes de suivi,

Concernant les recommandations en termes de suivi, la première recommandation du groupe d’experts est de créer un Conseil Scientifique qui associera des scientifiques, des acteurs locaux et des représentants de l’Etat pour définir et coordonner l’ensemble des suivis réalisés sur la rivière et son bassin versant. Le groupe d’experts a en effet unanimement constaté, que s’il existe beaucoup de données sur la Loue, leur faible qualité (essentiellement liée à leur hétérogénéité), a considérablement limité leur exploitation et donc la compréhension des phénomènes. Il sera donc de la responsabilité de ce Conseil Scientifique de centraliser les données disponibles et d’en définir les modalités de diffusion.

– De mieux caractériser la qualité physico-chimique de l’eau notamment en complétant les mesures ponctuelles par des mesures en continu de certaines substances. Par ailleurs de nombreux contaminants dont la présence est suspectée du fait des activités humaines en cours sur le bassin, mais encore non documentée, devront faire l’objet d’un suivi spécifique pour déterminer le risque qu’ils constituent pour les communautés biologiques.

– De définir avec la plus grande attention les stratégies d’échantillonnage qui seront mises en place pour le suivi des communautés biologiques.
En effet, de la qualité de cet échantillonnage dépendra totalement la qualité des analyses produites et donc la capacité à fournir des réponses aux questions posées.

– De mieux suivre les différentes activités humaines et les pressions qu’elles entraînent, afin de caractériser plus précisément le lien entre ces pratiques et l’état de l’écosystème. Ces données sont en effet essentielles pour mener à bien un diagnostic et pour évaluer le résultat des mesures de gestion prises.

Les recommandations sur les travaux de recherche ont comme objectif d’obtenir rapidement des éléments de réponses à des questions prioritaires, relatives au fonctionnement et à l’évolution de la Loue et de son bassin versant. Cinq domaines clés ont été identifiés:

– Mieux connaître les impacts des toxiques sur les poissons. Il s’agit notamment d’évaluer la pression génotoxique exercée par les toxiques sur les organismes aquatiques;

– Mieux connaître les impacts de la pollution par l’azote sur les organismes aquatiques. Il s’agit de mettre en évidence l’impact de cette pollution sur les macroinvertébrés benthiques (insectes) et sur le fonctionnement global de la chaîne alimentaire par traçage de la signature isotopique de l’azote;

– Mieux connaître l’historique de la dégradation de la Loue et de ses affluents. Pour cela, il est possible de travailler sur les sédiments des lacs du plateau du Jura qui constituent de véritables archives concernant les pollutions organiques (azote, phosphore et carbone). L’étude de ces sédiments permettrait de comprendre la dynamique temporelle de la dégradation des cours d’eau de la région.

– Mieux comprendre le déterminisme des proliférations de cyanobactéries et de leur toxicité. Les conditions environnementales conduisant au développement massif de cyanobactéries toxiques pourront être identifiées sur la base des suivis des biomasses de cyanobactéries mis en place dans la rivière, couplés à des expérimentations spécifiques concernant l’expression des gènes conduisant à la production de toxines.

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(*) Composition du groupe d’experts :

Responsable Onema de l’expertise : R. Berrebi (Onema Vincennes) , Président: J.F. Humbert (ENS UMR Bioemco) , Animatrice scientifique: A. Villeneuve (ENS UMR Bioemco) , Experts : G. Bornette (LEHNA-UMR CNRS 5023 – Université de Lyon 1), A. Devaux (LEHNA-UMR CNRS 5023 USC INRA IGH), P. Gaudin (UMR INRA/UPPA ECOBIOP), G. Lacroix (ENS UMR Bioemco), N. Massei (UMR CNRS 6143, IRESE A Université de Rouen), J. Mudry (Laboratoire ChronoEnvironnement – Université Franche-comté), F. Pozet (LDA39, Poligny), D. Trevisan (INRA UMR CARRTEL), V. Verneaux (Laboratoire ChronoEnvironnement – Université Franche-comté)

Le rapport complet a été publié  sur le site de l’ONEMA